II

Every man hath a right

to enjoy life.

 

Tout homme a le droit

de jouir de la vie.

 

John Gay, l’Opéra du gueux

 

Dans la station de métro de Notting Hill Gate, un grand et bel Américain aux cheveux sombres attend le train en direction de l’est. Nerveusement, il sautille d’un pied sur l’autre, regardant de l’autre côté des rails sales et noircis des publicités aux couleurs vives qui vantent des produits qu’il n’achètera jamais : chocolats Black Magic et cigarettes Craven. Formé à lire les textes de près (il est assistant d’anglais), il se demande comment on peut persuader le public britannique d’acheter des bonbons dont le nom évoque le mauvais sort, et des cigarettes associées à la lâcheté. Une signification plus sombre se cache peut-être derrière les situations sociales et sexuelles prestigieuses présentées par ces affiches. La blonde aux lèvres écarlates qui tend la boîte de chocolats va-t-elle empoisonner ou envoûter ses invités ? Le jeune homme et la jeune femme souriants qui exhalent des volutes de fumée s’inspirent-ils mutuellement une terreur secrète ? Dans l’humeur actuelle de Fred Turner, les deux scènes semblent vides et fausses comme la ville qui s’étend au-dessus de lui, et presque sinistres.

Bien qu’il soit à Londres depuis trois semaines, c’est la première fois que Fred prend l’Underground. En général, il va partout à pied, ne tenant compte ni de la distance ni du temps qu’il fait, suivant l’exemple de John Gay, auteur du XVIIIe siècle sur lequel il est censé écrire un livre. Dans le long poème de Gay, Trivia, or the Art of Walking the Streets of London, les moyens de transport sont dédaignés :

 

What walker shall his mean ambition fix

On the false lustre of a coach and six ?

O rather give me sweet content on foot

Wrapped in my virtue, and a good surtout !

 

Quel marcheur braquera une ambition mesquine

Sur le lustre illusoire d’un carrosse à six chevaux ?

Ô, donnez-moi plutôt le doux contentement d’aller à pied,

Paré de ma vertu et d’un bon surtout !

 

Dans sa quête vaine du doux contentement, Fred a traversé à pied la moitié de Londres. Sauf s’il pleut très fort, il court aussi tous les matins sur trois kilomètres dans Kensington Gardens, galopant le long de bancs déserts et humides, et d’arbres nus aux formes grotesques, sous un ciel pommelé ou sombre. Pendant que ses poumons s’emplissent d’air froid et humide et que la fumée légère de son haleine s’échappe au loin, il se demande ce qu’il peut bien foutre ici, seul dans cette ville froide et déplaisante. Mais ce soir, il tombe de la neige fondue, et Fred est invité à dîner à Hampstead ; à son avis, même Gay n’aurait pas franchi à pied une distance aussi grande par un temps pareil.

Sur le quai du métro, la plupart des autres voyageurs regardent non pas les publicités, mais – plus ou moins discrètement – Fred Turner. Ils se demandent s’ils ne l’ont pas déjà vu quelque part : dans un film, à la télé ? Une comptable en mini-jupe pense qu’il ressemble trait pour trait au héros représenté sur la couverture du Secret de Rosewyn, un de ses romans d’aventure et d’amour préférés. Une enseignante du secondaire, effondrée sur un banc avec un filet à provisions débordant, est convaincue de l’avoir vu l’été dernier à Stratford, où il tenait un rôle secondaire important dans Peines d’amour perdues. Le gérant d’un petit magasin de confection masculine, remarquant d’un œil professionnel la coupe transatlantique du duffle-coat de Fred, se demande s’il ne joue pas dans ce feuilleton policier américain que ses gamins regardent toujours. Aucun des compagnons de voyage de Fred ne l’associe à un spectacle de variétés ou à une émission de jeux : il y a dans la tension de ses épaules larges, dans l’angle de ses mâchoires, dans la proximité des arcs sombres de ses sourcils, quelque chose qui interdit de telles suppositions.

Fred n’est pas gêné d’attirer ainsi l’attention. Il en a l’habitude, il trouve cela normal, il ne se rend pas compte, en fait, que peu d’êtres humains attirent de façon si fréquente des regards aussi intenses. Déjà, quand il était bébé, son apparence suscitait l’admiration, et de nombreux commentaires. On vit bientôt qu’il avait hérité du physique de sa mère, une beauté brune au visage romantique qui lui avait légué son abondante chevelure ondulée et ses yeux bruns écartés, bordés de longs cils (« des yeux pareils pour un garçon, c’est presque du gâchis », disait-on souvent). Fred se sent plutôt moins observé maintenant que dans son pays, car les Britanniques, peuple poli, apprennent dès l’enfance qu’on ne doit pas dévisager les gens, et évitent donc d’afficher leur curiosité en public. On leur apprend aussi à ne pas parler aux inconnus, et jusqu’à présent, aucun ressortissant britannique n’a enfreint cette règle à l’égard de Fred, encore que deux Canadiens l’aient accosté dans la rue la semaine dernière pour lui demander s’il n’était pas le type qui se battait contre le chou-fleur géant extraterrestre et mangeur d’hommes dans le Monstre venu d’ailleurs.

Fred Turner est conscient, bien sûr, d’être un beau jeune homme à l’allure athlétique, le genre de type à qui les metteurs en scène demandent volontiers de combattre des légumes carnivores. Il serait excessif de prétendre que cela ne lui a jamais apporté aucune satisfaction, mais il a souvent souhaité avoir une apparence moins frappante. Il a les traits et le physique d’un héros de l’époque edwardienne : une sculpture classique, trop bien finie, comme les hommes dessinés par Charles Dana Gibson. S’il avait vécu avant la Seconde Guerre mondiale, il aurait peut-être été plus heureux de son aspect ; mais depuis lors, ce style de beauté n’a plus été à la mode chez les Anglo-Saxons, sauf pour les homosexuels. Selon le goût hétéro moderne, la rondeur de son menton est trop affirmée, la fossette qui le creuse trop voyante, il se tient trop droit, ses cheveux sont trop ondulés, et ses cils sont beaucoup trop longs.

Si Fred était réellement acteur, son apparence le servirait sans doute. Mais il n’a ni aptitude ni ambition théâtrales ; et dans sa profession, la beauté constitue un handicap considérable, comme il a été amené à le comprendre au cours des cinq dernières années. Tant qu’il a poursuivi ses études, il n’a pas eu de problème. Les petits garçons ont le droit d’être beaux, tant que ce n’est pas leur seule qualité, et Fred réussissait sur tous les terrains : énergique, ouvert, obtenant de bons résultats dans toutes les disciplines, aussi bien intellectuelles que sportives, c’était le genre d’enfant que les professeurs apprécient tout naturellement. Plus tard, dans le secondaire, c’est devenu le genre d’élève que ses camarades élisent chef de classe, puis, à l’université, un étudiant qui bénéficiait dans les lettres de recommandation de formules telles que : « il s’agit par ailleurs d’un jeune homme qui a beaucoup de charme. »

Les inconvénients réels liés à l’apparence de Fred ne se sont révélés que lorsqu’il a commencé à enseigner. Pour peu que l’on ait fréquenté l’enseignement supérieur, on sait que la plupart des professeurs ne sont ni particulièrement forts ni particulièrement beaux ; et bien qu’ils soient capables d’apprécier ou du moins de pardonner ces qualités chez leurs étudiants, ils ne tiennent pas vraiment à ce que leurs collègues en soient dotés. Si Fred avait appartenu au département des Arts de la Scène ou à celui des Arts Décoratifs, il aurait sans doute moins détonné, et il aurait eu moins de problèmes avec les autres membres du département. Auprès des enseignants d’anglais, son physique était retenu contre lui : on le soupçonnait, tout à fait injustement, d’être vaniteux, égocentrique, peu intellectuel, et de manquer de sérieux.

La beauté de Fred le gênait dans son enseignement. Dès son premier trimestre d’assistanat, un tiers au moins de ses étudiantes ainsi qu’un ou deux étudiants s’étaient violemment épris de lui. Quand il les interrogeait, ils perdaient la tête et le souffle, et devenaient absolument incapables de se concentrer sur le sujet débattu. Ils s’attroupaient autour de lui après les cours, le suivaient jusqu’à son bureau, se penchaient par-dessus sa table de travail, vêtus de chandails moulants ou de chemises entrebâillées jusqu’à la taille, lui prenaient le bras sans rien dire, d’un air suppliant, et déclaraient parfois ouvertement leur passion, soit par de petits mots, soit de vive voix (« Je ne fais que penser à vous, ça me flingue complètement la tête »). Mais Fred ne désirait nullement coucher avec dix « premières années » flingués, ni même avec une (ou un) « première année » soigneusement choisie pour son équilibre mental. Il n’était pas attiré par les rondeurs adolescentes et les esprits mal dégrossis ; et bien que dans deux ou trois cas la tentation ait été réelle, il avait un sens très ferme de l’éthique professionnelle. Il supposait également à juste titre qu’une défaillance découverte entraînerait pour lui de sérieux ennuis.

Pendant cette première année d’enseignement, Fred a appris à imposer une distance plus grande dans ses relations avec les étudiants ; par exemple, non sans une irritation mêlée de regret, il a cessé de leur demander de l’appeler Fred. Au fil du temps, la pression affective et sexuelle s’est allégée – surtout après qu’il a rencontré une femme dont le physique et le tempérament remplissaient parfaitement sa vie. Mais il se sent toujours mal à l’aise dans la salle de cours. Cela le peine de devoir être « le professeur Turner », de conserver à tous moments une certaine froideur vis-à-vis des étudiants, une attitude sèche, de renoncer à instaurer le climat pédagogique chaleureux, détendu, mais nullement trouble ni relâché dont jouissent ses collègues moins séduisants. Le passage du temps résoudra ce problème, mais cela prendra peut-être un quart de siècle, et à vingt-huit ans, une telle durée ressemble à l’éternité. En attendant, il doit se résigner à ce que les étudiants le croient froid et guindé, description qui figure chaque automne dans le Guide confidentiel des cours, publié par les étudiants.

Pour l’instant, ces difficultés professionnelles ne préoccupent pas Fred, dont les pensées se concentrent, comme elles le font de temps à autre depuis deux mois, sur l’effondrement de son mariage. Auparavant, il s’était attendu à ce que sa femme Ruth, qu’il appelle Roo, parte à l’étranger avec lui. Ils avaient préparé le voyage ensemble, lisant des livres, étudiant des cartes, consultant tous leurs amis ; Roo était encore plus excitée que lui par leurs projets.

Mais un orage domestique avait éclaté : tonnerre, foudre, et un déluge torrentiel de larmes. Juste avant Noël, Fred et Roo se sont séparés dans une atmosphère troublée, chargée d’électricité ; il s’agissait, ont-ils annoncé à leurs amis, d’une « séparation à l’essai ». Dans son for intérieur, Fred pressent que l’essai est déjà conclu, que le résultat est négatif, et que leur mariage ne peut plus passer pour viable.

Inutile d’y penser, de revenir sur les mauvais souvenirs d’une mauvaise période. Roo n’est pas ici ; elle n’y sera jamais. Elle n’a répondu à aucune de ses deux lettres courtes mais soigneusement composées, adoptant un ton de neutralité amicale, et sans doute ne va-t-elle pas y répondre. Fred est seul pour cinq mois dans un Londres vide de joie et de signification, où un chagrin glacial semble tomber perpétuellement, dehors comme en lui-même. Il est triste, plus constamment qu’il ne l’a jamais été.

En venant ici, il était prêt, même sans Roo, à vivre intensément ce contact direct avec la ville de John Gay, et aussi de Johnson, de Fielding, de Hogarth, de tant d’autres. Poussé par le sens du devoir, mécaniquement, il était allé à pied, seul, vers les lieux qu’ils avaient prévu, elle et lui, de visiter ensemble : Saint-Paul, le pont de Londres, la maison du Dr Johnson, et ainsi de suite. Mais tout ce qu’il a vu semblait faux et vide : des façades de brique et de pierre en carton, creuses, sans signification. Physiquement, il est à Londres, mais affectivement, il est resté à Corinth, dans une période de sa vie qui a cessé d’exister. Il vit dans le passé historique, comme il l’avait prévu et espéré ; mais pas dans le Londres du XVIIIe siècle. C’est dans une période plus récente qu’il demeure, une période intime et désolée de sa propre histoire.

Mais Fred ne pense pas qu’il n’existe pas de Londres véritable et désirable. Cette ville existe bel et bien : il y a habité six mois, à l’âge de dix ans, et la semaine dernière, il s’y est replongé. Bien que quelques-uns de ses hauts-lieux aient disparu, ceux qui subsistent rayonnent de sens et de présence, comme s’il s’en dégageait une radioactivité bienveillante. La maison où sa famille a vécu n’est plus là ; le terrain bombardé, semblable à une jungle, à une catacombe, à un gouffre, où il jouait avec ses camarades de classe aux nazis et aux alliés ou aux gendarmes et aux voleurs s’est couvert de logements sociaux. Mais la confiserie du coin est toujours là, et l’air y est lourd d’une odeur d’anis, de bonbons à la cannelle et de chocolat au lait ; et il est toujours là, l’escalier de pierre aux marches larges, creusées, usées irrégulièrement, dans le passage qui longe l’église, où Freddy (comme on l’appelait à l’époque) s’arrêtait souvent en rentrant à la maison pour manger des spirales de réglisse noires et brillantes qu’il tirait d’un sac en papier et lire des illustrés, ne pouvant attendre plus longtemps pour jouir de ces deux plaisirs.

De l’autre côté de la rue se trouve le cabinet médical où son père porta Freddy le jour où il tomba de sa bicyclette, et où la doctoresse, une vieille dame aux cheveux blancs coupés court, lui fit au menton trois points de suture noirs qui le grattouillaient et elle le traita de « beau petit Yankee courageux », lui faisant don ainsi d’une identité en même temps qu’elle le complimentait – il s’en rend compte maintenant. Le nom qui figure sur la plaque de cuivre est inconnu, mais la lourde porte au vitrail décoré de tomates surmontées d’un halo est intacte, et semble toujours indiquer que cette maison est une sorte d’église, bien qu’il sache maintenant que le vitrail est de style Art Nouveau et que les saintes tomates sont en fait des grenades. Sur une centaine de mètres le long d’une rue de Kensington, les sens et la sensibilité de Fred fonctionnent d’une façon supérieure à la normale ; partout ailleurs, Londres reste froid, terne, plat et insipide.

Il n’impute pas entièrement à la perte de Roo son incapacité à avoir un contact authentique avec la ville. Il l’attribue en partie à la désorientation caractéristique des touristes ; il a remarqué la même réaction chez d’autres Américains arrivés récemment, et dans son propre pays, il l’a constatée chez des amis et des parents qui revenaient de l’étranger. Le grand problème, à son avis, c’est que les gens qui séjournent à l’étranger ne peuvent se servir pleinement que de deux sens sur cinq. On a le droit de voir ; c’est même le propre du « visiteur ». L’usage du goût est également encouragé et prend même une importance extraordinaire, presque sexuelle : l’absorption d’aliments et de boissons du cru devient un événement hautement significatif, et constitue la preuve que l’on a bien été « là-bas ».

Mais l’ouïe est considérablement entravée. Les sonorités étrangères compréhensibles sont limitées aux voix des serveurs, des commerçants, des guides professionnels et du personnel des hôtels, ainsi qu’à des bribes de musique dont le caractère « indigène » est douteux. Même en Grande-Bretagne, l’accent, les intonations, le vocabulaire sont souvent inhabituels ; les touristes n’identifient pas beaucoup des bruits qu’ils entendent, et ils parlent surtout à des employés. L’odorat fonctionne toujours ; mais il risque d’être déconcerté et dégoûté par de nombreuses odeurs étrangères. Surtout, le sens du toucher est frustré ; des pancartes d’interdiction visibles ou invisibles figurent presque partout, sur les choses et sur les gens.

Deux sens, cela ne suffit pas pour assurer le contact avec le monde ; de ce fait, les lieux où l’on se rend en tant que touriste laissent souvent le souvenir de zones silencieuses et floues parsemées de taches lumineuses. Sur un rebord de fenêtre, une jardinière pleine à en éclater de crocus blancs veinés de mauve ; la trogne rouge, congestionnée de colère, hurlante, d’un chauffeur de taxi ; une poignée de fish-and-chips chauds emballée dans une page de News of the World – ces rares instants de sensation vécue se détachent dans les souvenirs que Fred garde du mois précédent comme des instantanés en couleur sur le papier-buvard gris d’un vieil album de photos. Image appropriée : quand les touristes rentrent chez eux, ils rapportent toujours des clichés.

Ils rapportent aussi des objets factices, confectionnés spécialement à leur usage, appelés « souvenirs » : comme leur nom l’indique, ils n’ont pas d’existence propre, il s’agit plutôt de matérialisations d’un pan de mémoire, et comme tous les souvenirs, ils ont quelque chose d’exagéré et de déformé. Les souvenirs n’ont presque rien en commun avec les produits réellement destinés aux autochtones et utilisés par eux ; a-t-on déjà vu une vraie Grecque coiffée d’un foulard bordé de pseudo pièces d’or en métal léger, ou un pêcheur français vêtu de l’Authentique Vareuse de Pêcheur que vendent les boutiques pour touristes ? Mais ces objets faux sont symboliques, ils indemnisent le touriste qui a été, pendant des semaines ou des mois, coupé de toute expérience authentique du monde, de tout contact physique avec d’autres êtres humains…

Oui, voilà où le bât blesse. Si Roo était ici, ce genre de théories ne lui viendrait sans doute pas en tête. Son état d’esprit n’est pas naturel, et la grisaille de Londres en est une projection. Ce qu’il devrait sans doute faire, c’est trouver quelqu’un qui ne remplacerait pas Roo, qui ne l’aiderait pas à oublier – cela, c’est impossible – mais qui le distrairait et le réchaufferait.

Précédé par un grand souffle d’air froid, un grondement sourd, le métro qui va vers le centre ville arrive. Il est plus qu’à demi vide, car à six heures du soir passées, la plupart des voyageurs rentrent chez eux en banlieue. Plusieurs occupants de la rame jettent un coup d’œil intéressé à Fred au moment où il s’assoit. Juste en face de lui, une jolie jeune femme vêtue d’une cape en lainage vert sombre lui adresse un demi-sourire tandis que leurs regards se croisent, après quoi elle baisse à nouveau les yeux vers son livre. Voilà un bon exemple – et ce n’est pas le premier – de ce qui manque sans doute à la vie londonienne de Fred, mais il se sent incapable d’agir.

Deux obstacles s’opposent à toute initiative utile de sa part. Le premier c’est l’inexpérience. Contrairement à la plupart des hommes modérément ou pas du tout séduisants, Fred n’a jamais appris à draguer. Il n’a jamais eu besoin d’apprendre, parce que dès sa première jeunesse il y a toujours eu autour de lui une quantité de femmes qui ne demandaient qu’à mieux le connaître. Ce n’était pas seulement son physique qui les intéressait, mais sa vitalité, sa courtoisie, ses capacités sportives dont il ne faisait pas étalage, son intelligence solide mais jamais arrogante. Le seul effort qu’il avait à faire, pour tout dire, était de manifester son choix.

Même dans cette période où il n’a vraiment pas le moral, il est certain que Fred pourrait trouver des femmes s’il s’en donnait la peine ; la gaucherie dont il risque de faire preuve lui serait pardonnée par la plupart de celles qu’il pourrait rencontrer. Mais il y a un autre problème, pire que le premier. Les femmes et les jeunes filles que Fred voit à Londres ont toutes un défaut : elles ne sont pas Roo. Il sait qu’il est stupide et négatif de continuer à éprouver ce sentiment à l’égard de quelqu’un qui l’a éliminé de sa vie, de continuer à se rappeler et à rêver. Comme son ami d’enfance Roberto Frank l’a déclaré un jour, s’obstiner à porter un flambeau ne peut vous valoir que des brûlures aux doigts.

Si Roberto était ici maintenant, au lieu d’enseigner le français dans le Wisconsin, il conseillerait à Fred de se brancher sur la fille à la cape verte et d’essayer de marquer un point dès ce soir. Dès les premières classes du secondaire, Roberto recommandait déjà les amours de rencontre qui constituaient à ses yeux une panacée. « Ce qui te ferait du bien, c’est de tirer un coup vite fait », assurait-il quand un copain se plaignait d’avoir le cafard, que la cause soit un rhume, une cheville foulée, une surcharge de travail scolaire, des parents peu compréhensifs, une moto ou une voiture en panne – ou des ennuis avec la petite amie du moment, jalousie, infidélité, ou refus sexuels. Depuis lors, Roberto a collectionné les femmes comme il collectionnait naguère les photos de joueurs de base-ball, préférant toujours la quantité à la qualité : à l’école, il lui était arrivé de donner Mickey Mantle à Fred en échange de trois membres obscurs et nuls de l’équipe des Red Sox. Il part du postulat que le monde est plein de belles femmes qui aiment baiser et qui sont prêtes à des relations passagères. « J’te dis pas qu’il faut les baratiner ou les rouler dans la farine. Quand je rencontre une nana qui m’excite, je mets cartes sur table. Si la règle du jeu ne lui va pas, c’est bon : on se dit au revoir, et on s’en veut pas. » Fred n’est pas d’accord. D’après son expérience, quels que soient les termes définis dans les négociations préalables, on n’est jamais parfaitement libre. Il lui suffisait parfois d’une ou deux rencontres pour avoir l’impression d’être un matou empêtré dans une pelote de laine affective.

Oui, pense Fred, mais peut-être que Roberto a un peu raison. S’il arrivait à rencontrer quelqu’un, peut-être…

Le métro s’arrête à Tottenham Court Road. Fred descend pour prendre la Northern Line –, la jeune femme en cape verte fait de même. Il remarque qu’elle lisait Chance, de Conrad. Il presse le pas, car il adore Conrad ; puis, doutant de ce qu’il va lui dire, il ralentit. La jeune femme lui lance par-dessus son épaule un regard plein de regrets en gagnant l’escalier qui conduit au quai de la direction sud.

Une ouverture possible a pris forme dans l’esprit de Fred, et il commence à suivre la jeune femme afin de lui faire son baratin ; mais il se souvient alors qu’il est censé être en route pour Hampstead, où il doit dîner avec Joe et Debby Vogeler qui le prendront mal s’il leur fait faux bond. Les Vogeler, qui étaient à l’université avec lui, sont les seules personnes de son âge qu’il connaisse à Londres, et il est donc important qu’ils continuent à avoir de bons sentiments à son égard. Fred a pour autres connaissances ici plusieurs amis de ses parents, d’âge mûr, et un membre de son propre département universitaire : une célibataire vieillissante nommée Virginia Miner, qui est également en congé et travaille au British Museum. À l’égard des premiers, il se sent lié par les obligations de la politesse, mais n’éprouve aucun enthousiasme ; en ce qui concerne le professeur Miner, son instinct le pousse à l’éviter. Bien qu’elle n’ait jamais eu de conversation sérieuse avec lui sur quoi que ce soit, le professeur Miner va bientôt se prononcer par un vote sur le sort de Fred : sera-t-il autorisé à rester à l’Université ou doit-il être jeté dans le désert du chômage ? On la dit excentrique et susceptible, et c’est de plus une anglophile dévote. S’il la rencontre, Fred risque sans doute davantage de se l’aliéner que de lui plaire ; et s’il reconnaît sa dépression et son peu de goût pour Londres et pour le British Museum, l’opinion qu’elle a de lui, quelle qu’elle soit à l’heure actuelle, descendra au plus bas. De surcroît, il ne sait pas s’il doit l’appeler professeur Miner, Miss Miner, Ms.[1] Miner, Virginia ou Vinnie. Pour éviter de la froisser, il a accepté son invitation à un cocktail plus tard dans la semaine, mais il a l’intention de l’appeler et de lui dire qu’il est malade. Il devra prendre soin d’employer le mot ill de préférence à sick, car dans ce pays-ci, sick veut dire qu’on est sur le point de vomir.

Il a une autre raison de ne pas vouloir décevoir Joe et Debby : ils vont lui donner un dîner gratuit, et comme Debby est une cuisinière compétente, bien que peu imaginative, ce sera un bon dîner. Pour la première fois de sa vie, Fred est fauché. Il ne savait pas à quel point la vie serait chère à Londres, et n’avait pas prévu le temps qu’il lui faudrait pour percevoir son salaire. L’appartement qu’ils avaient loué par correspondance, Roo et lui, a un loyer trop élevé pour une personne seule, et il n’a jamais appris à faire la cuisine. Au début, il mangeait dehors, dans des restaurants et des pubs de moins en moins coûteux, au détriment de son budget et de sa digestion ; maintenant, il se nourrit essentiellement de pain et de fromage, de haricots en boîte, de soupe, d’œufs durs, et de cartons de jus d’orange. Si sa situation financière devient désespérée, il peut toujours envoyer une lettre ou un télégramme à ses parents pour leur demander de l’argent, mais cela donnera l’impression d’une imprévoyance puérile. Quand même, bon Dieu, il a presque vingt-neuf ans et un doctorat ès lettres.

« Reprends de la charlotte au chocolat, dit Debby.

— Non merci.

— Elle est ratée, tu ne trouves pas ? » Un sillon vertical apparaît sur le visage rond de Debby, entre ses sourcils presque invisibles.

« Mais si, c’était très bon, simplement…

— La croûte n’est pas comme d’habitude, à mon avis, dit Joe, énonçant cette opinion avec le détachement philosophique qui lui est habituel.

— Oui, elle est un peu détrempée, approuve Debby. Et la crème est beaucoup trop sucrée. Ce n’étaient pas les bons biscuits, et je n’ai trouvé nulle part de vrai chocolat à cuire. Mais tout est comme ça ici, tu sais ? »

Fred ne répond pas. Il devrait être au courant maintenant, puisque Debby et Joe ont passé le plus clair de la soirée à lui en parler, évoquant avec une indignation ardente (Debby) ou une résignation ironique (Joe) leur désillusion devant l’Angleterre en général et Londres en particulier. Après avoir fait beaucoup d’efforts pendant plus d’un mois ils ont renoncé sur tous les tableaux. Ils s’en veulent aussi à eux-mêmes d’avoir été assez stupides pour quitter les universités mitoyennes de Californie du Sud où ils enseignent et venir ici, avec un bébé d’un an, ce qui n’arrange rien. On les avait prévenus, mais ils s’étaient fait avoir par leur admiration pour la littérature britannique (Debby) et la philosophie britannique (Joe). Pourquoi n’avaient-ils pas écouté leurs amis ? ne cessent-ils de se demander l’un à l’autre.

Pourquoi n’avaient-ils pas été plutôt en Italie ou en Grèce, ou même n’étaient-ils pas restés chez eux à Claremont, pour l’amour de Dieu ? La Grande-Bretagne était peut-être formidable autrefois, mais à leur avis le Londres moderne est ignoble.

« Par exemple, leur attitude dans les magasins. Ce type à l’épicerie était franchement désagréable, comme si je l’avais insulté ou un truc dans ce goût-là en lui disant qu’il aurait dû avoir du chocolat à cuire non sucré, et il était content de ne jamais en avoir entendu parler. »

« Ils sont de mèche. C’est ce que nous pensons maintenant, dit Joe. Ils se retrouvent une fois par semaine dans un pub du quartier. « Allez, on va se faire ces jeunes idiots de professeurs américains », disent-ils, « Ceux qui étaient si foutrement contents d’eux à l’idée d’être à Londres ». Il rit, puis se mouche.

— C’est pour ça que le plombier ne s’est pas déplacé quand l’évier s’est bouché. Il a refusé de dire quand il pourrait venir, ou même s’il viendrait un jour. »

— C’est comme aujourd’hui, cette femme chez le teinturier. Elle a regardé mon pantalon comme s’il avait senti mauvais. « Non, monsieur, nous n’avons rien pu faire pour ces taches de graisse ; une livre dix s’il vous plaît ». Joe essaie d’imiter un accent britannique faussement raffiné, mais sa tentative est compromise car il n’a aucune oreille et souffre d’un rhume de cerveau.

— Tout est si laid, je crois que c’est ce qui me gêne le plus, reprend Debby. Tout est si gris et humide, et évidemment tous les immeubles modernes sont absolument hideux. Et ils mettent des HLM et des restaurants à hamburgers et des panneaux publicitaires en plein milieu de magnifiques rues anciennes. Qu’est devenu leur sens esthétique ? »

« Détruit par le froid », affirme son mari. Joe, né en Californie, est maigre, étroit de poitrine et frileux ; il n’a cessé d’être malade depuis son arrivée à Londres – « ill », bien sûr, mais quelquefois « sick » en plus. Au début, il a traité ses malaises par le mépris, explique-t-il à Fred, pendant que Debby fait du café dans la cuisine sombre et humide. Puis il s’est alité et il a passé quatre jours à attendre de se sentir mieux ; enfin, désespérant de guérir, il s’est levé. Actuellement, il a la fièvre, mal à la tête, mal à la gorge, des quintes de toux, et les sinus bouchés. Ce qu’il désire profondément, c’est monter à l’étage, s’étendre et sombrer dans l’inconscience ; mais il étudie et enseigne la philosophie, et par tempérament, c’est un stoïque. Debby et Jakie, leur bébé, sont également enrhumés.

« Le plus désastreux, c’est le climat, dit Joe en tirant sur les cordes du monte-plats en réponse à l’appel de sa femme. Ça fait sans doute partie du coup monté.

— Quand je pense au temps qu’il doit faire à Claremont en ce moment ! s’exclame Debby quelques minutes plus tard en servant le café. J’ai vraiment l’impression d’être idiote et de m’être fait avoir. D’ailleurs, on s’est bel et bien fait avoir. Tu sais, je t’ai peut-être déjà raconté – elle lui a déjà raconté – nous avons loué cette maison par correspondance ; l’agent nous a envoyé une photo et un descriptif. Le matin où nous sommes arrivés ici, en descendant de l’avion, Flask Walk était une si jolie rue ; pour une fois, le soleil brillait, et quand le taxi s’est arrêté c’était tout à fait comme la photo, en mieux puisque c’était en couleurs : une villa parfaite dans le style du roi George. Et je me suis dit bon Dieu, ça vaut vraiment la peine d’avoir payé le loyer et le billet d’avion et d’avoir passé huit heures abominables avec Jakie dans l’avion. Et puis on est entrés, et l’arrière de la maison n’était pas là. Comme si quelqu’un l’avait découpé. Bien sûr, l’agent immobilier ne nous en avait pas dit un mot. » La maison des Vogeler est au coin de deux rues qui se coupent à angle aigu ; elle comporte une cuisine en sous-sol, un salon et deux chambres à coucher, les pièces étant empilées les unes sur les autres et en forme de triangle allongé, comme une part de gâteau coupée bien moins généreusement que celles que Debby vient de servir.

« Salon de cinq mètres cinquante sur quatre au mieux, disait le descriptif, poursuit-elle. J’ai cru que ça voulait dire sans compter les dessertes, ou les placards, ou quelque chose comme ça. Et ces horribles meubles en plastique fourrés dans les coins. Et bien sûr, pas de jardin. Je me suis sentie à moitié soûle, à moitié folle, tout ça à la fois. J’ai fondu en larmes, et bien sûr Jakie s’est mis à brailler aussi, comme font les bébés quand on est bouleversé.

— Sans blague, on était totalement désorientés, reconnaît Joe. C’était en partie dû au décalage horaire, je suppose. Sauf que ça fait presque six semaines, et nous ne sommes pas encore remis.

— Je sais. » Fred tend sa tasse pour se faire resservir du café. « Il me vient quelquefois l’idée troublante que je ne suis pas vraiment à Londres ; qu’ici, ce n’est pas Londres, mais une sorte d’imitation.

— C’est exactement l’impression que nous avons eue quand nous sommes arrivés. » Debby se penche en avant, balançant ses cheveux bruns coupés au carré. « Surtout chaque fois qu’on allait voir quelque chose, Westminster Abbey, par exemple, ou le palais du Parlement, tout ça. C’était toujours plus petit qu’on ne l’avait imaginé, et submergé de touristes américains, français, allemands, japonais, débarqués par cars entiers. Alors on a décidé qu’on n’en avait plus rien à foutre.

— Bien sûr, c’est un phénomène inévitable où que ce soit, explique son mari. Le tourisme est un processus d’auto-dégradation, un peu comme l’oxydation du fer. » Joe a un faible pour les métaphores scientifiques, qui sont en lui le précipité de ses premières années d’université, où il s’était spécialisé en biochimie. « Un lieu est promu au rang d’attraction parce qu’il est typique ou symbolique : il représente la Grande-Bretagne idéale. Du coup des centaines de touristes s’y attroupent, et évidemment, ils ne voient que d’autres touristes.

— Et quand on va visiter un monument, de toute façon, il n’a sûrement pas l’aspect qu’on imaginait, ajoute Debby, parce que ce qu’on a vu, c’est une photo enjolivée, prise par un beau jour d’été, après avoir éliminé tous les cars, les papiers de bonbons et les mégots. En comparaison, le lieu réel semble toujours crasseux et moche. Nous avons à peu près renoncé aux visites touristiques. Au moins, ça a l’avantage d’éviter les distractions.

— Exact, dit Joe. Et si on ne va rien visiter, dans un climat pareil, on est voué à écrire beaucoup. Rien d’autre à faire, à part jouer avec le bébé et regarder la télé – au fait, quelle heure est-il ?

— Presque huit heures », dit Debby. Joe déplie ses longues jambes et va allumer le téléviseur de location qui a été installé à l’extrémité pointue de ce salon en forme de part de tarte.

Ils déplacent leurs sièges et attendent, sans avoir mis le son, le dernier épisode d’un feuilleton hebdomadaire de la BBC inspiré d’un roman de Henry James ; pendant ce temps, Fred envisage d’exposer ses propres réflexions sur le tourisme, mais il y renonce, constatant que son idée centrale ne s’applique pas aux Vogeler, qui ne sont ni l’un ni l’autre – comme le prouve leur juxtaposition sur l’affreux sofa – privés du sens du toucher.

Joe met le son, et un thème musical en mineur annonce le début de l’émission. Fred, qui n’a pas vu les épisodes précédents, ne peut concentrer toute son attention sur le spectacle. Tristement, il compare la situation des Vogeler à la sienne. Chacun bénéficie de la présence de l’autre, ils ont leur bébé, et apparemment ils arrivent à écrire, alors que la recherche sur John Gay qu’il poursuit au British Museum (que Roo dénomme le BM ou Boyau en Mouvement) se passe très mal.

Fred est actif, énergique, il supporte mal d’être enfermé. Quand il est dans une bibliothèque, il aime se promener entre les rayonnages pour trouver les livres qu’il veut, et tomber sur d’autres ouvrages dont il ignorait l’existence. Au British Museum, il n’a pas le droit d’accéder aux rayons ; il n’arrive pas toujours à obtenir ce qu’il demande, et il ne peut en aucun cas obtenir ce qui pourrait lui être utile sans qu’il le sache. Il doit souvent attendre jusqu’à quatre heures pour que le système digestif constipé de la vénérable bibliothèque évacue une misérable portion des volumes dont il a relevé les références dans le catalogue compliqué et malcommode. Et même lorsqu’ils arrivent enfin, tout ne va pas bien pour autant. Fred a l’habitude de travailler dans son propre bureau, à l’abri du bruit et des distractions. Il se retrouve entouré d’autres lecteurs, dont un grand nombre d’excentriques ou même de fous, à en juger par leur apparence et leurs manies : certains garnissent de morceaux de papier multicolores des volumes poussiéreux, d’autres tapent des doigts ou des pieds, marmonnent, conversent nerveusement à mi-voix, toussent et se mouchent de façon contagieuse. Il aime aussi s’étaler quand il travaille, et se déplacer ; chez lui, ses notes couvraient deux tables et un lit dans la chambre d’amis, et des livres restaient ouverts sur le tapis. Au British, sa grande carcasse musclée est tassée dans un fauteuil devant une portion de table exiguë entre deux autres chercheurs ou malades mentaux et leurs piles envahissantes de volumes, dans une salle mal aérée pleine de sièges identiques disposés en étoile, selon le plan des prisons modèles conçues par les moralistes victoriens.

Fred est convaincu que le British a un effet déplorable sur son travail. Pour parler correctement de John Gay, il devrait (pour citer l’objet de son étude) « prendre la route ». Il devrait être capable de « vagabonder comme l’abeille », d’associer non seulement la critique littéraire et l’histoire du théâtre mais le folklore, la musicologie, et les annales de la criminalité au XVIIIe siècle. Recroquevillé sur les quelques livres qu’il est parvenu à se procurer ce jour-là, dans cette immense prison érudite et étouffante, il n’est pas surprenant que les phrases qu’il produit avec effort soient gauches et lourdes. À maintes reprises, il se lève pour consulter le catalogue sans nécessité, ou pour déambuler à travers la salle. Quand il aperçoit les lecteurs habituels qu’il a maintenant repérés, ou, dans un petit nombre de cas, qu’il connaît personnellement, cela l’enfonce un peu plus dans sa dépression. Il voit souvent soit Joe soit Debby Vogeler, qui noircissent page sur page avec constance ; ils ont fait leurs études supérieures ensemble et leur association repose sur des bases scrupuleusement égalitaires ; ils se partagent donc la garde du petit Jakie. Les Vogeler ne souffrent pas des conditions de travail à l’intérieur du Boyau en Mouvement. Quand Fred passe, celui qui se trouve être là lève parfois les yeux avec un sourire condescendant. Dommage que Fred n’ait jamais appris à se concentrer, pensent-ils de façon audible.

On entend le thème musical qui annonce la fin du feuilleton ; les visages du héros et de l’héroïne sont figés entre, à l’arrière-plan, une somptueuse architecture edwardienne et, au premier plan, le générique.

« Bon, dit Fred en se levant, je pense que je vais…

— Hé, ne t’en va pas tout de suite, renifle Joe.

— Reste et raconte-nous les nouvelles. Au fait, comment va Ruth ? » Cette question revient une fois par semaine, posée soit par Debby, soit par son mari, comme s’ils étaient convenus de le faire en alternance.

« Je ne sais pas, je n’ai pas eu de nouvelles, répond-il pour la quatrième fois.

— Toujours pas de nouvelles, hein ? » Derrière ce commentaire apparemment neutre et la question non moins neutre de Debby, Fred perçoit de l’hostilité. Ses amis ne connaissent pas très bien Roo, et ils ne l’aiment pas beaucoup. Les deux fois où ils l’ont rencontrée, ils se sont visiblement efforcés de la découvrir et de l’apprécier, mais comme pour Londres, ces efforts n’ont pas été couronnés de succès.